LE PARFUM
DU DESERT

Texte de Mathias Énard
pour Liquides Imaginaires
Paris, 12/08/2018

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Mathias Énard est un écrivain et traducteur français, il a étudié le persan et l’arabe et fait de longs séjours au Moyen-Orient. Ses romans ont reçu de nombreux prix – notamment le prix Goncourt 2015 pour son roman Boussole.

Il était question de ces alchimistes d’autrefois qui, soutenait Adrian, avaient réussi à mettre les essences de la nature en bouteille : l’océan à marée basse, la forêt au matin, les blés après la pluie ou — le plus difficile, insistait Adrian — l’odeur de la neige. L’odeur de la neige un soir de grand froid, frissonna Salma, admirative. Ils avaient déjà évoqué la nuit d’été, la paille, le torrent de montagne et envisageaient la possibilité d’un concentré d’étoile filante. «Poudre fugace de comète», ajouta un rien pompeusement Adrian.

Assis à l’ombre de la cabane, là où le jardin (palmiers ombrageux, fiers hibiscus, jasmins constellant la chaleur de fleurs blanches) laissait presque brutalement la place au désert (là où s’inventait la solitude, disait Adrian) Salma et Adrian rêvaient à l’odeur de la neige car malgré la douceur des palmes, la température recouvrait petit à petit leurs corps et leurs esprits d’un suave ennui; le sol, entre les dattiers, se réchauffait d’une fausse brume, une vibration de l’air qui semblait gravir la dune toute proche en de minuscules tempêtes de sable, comme si une colonie de serpents la striait de sa lascivité.

Salma découvrait l’oasis, la fraîcheur grave du soir, la cloche suffocante du midi où rien ne bouge, l’horizon aveuglé par le silence éclatant de la lumière, le matin d’ombres et le goût de boue, de terre rouge lorsqu’on libère l’eau dans les rigoles pour arroser. Adrian découvrait Salma, sa peau au grain de bois d’Afrique, mat et brillant à la fois, au parfum secret, comme on trouve des grains de cardamome cachés entre deux tissus de coton blanc qui soudain embaument. Sa langueur sucrée de datte à l’automne.

L’oasis dessinait une limite très nette, une frontière bien précise entre la terre et le sable, entre le feu et l’eau – elle se déployait autour des puits, tournait entre les maisons basses de briques crues, les églises oubliées, les mosquées dressant leurs minarets comme les fûts des dattiers ; l’oasis coulait en lotus, en papyrus graciles aux étoiles vertes et pointues, en joncs fragiles tremblants dans la brise du soir ; l’oasis fleurissait de mauve, de jaune, du pâle orange de lys d’un jour au rouge enhardi des karkadés et sentait tour à tour l’âne, le caoutchouc, la mort ou – c’était quand Salma manquait de s’évanouir de plaisir – toutes les nuances des différents jasmins : le foll douceâtre, le yasmine épicé se mélangeaient le soir, en un long chant d’amour, aux giroflées nocturnes, grasses et entêtantes et toutes les déesses et tous les anges, imaginait Salma, traversaient le désert pour venir doucement voleter dans ces effluves et s’y enivrer.

Le sol rougissait d’argile, le ciel déclinait sa pureté bleue et tout autour, au gré des clairières et des détours, les sables s’amoncelaient comme une muraille plane. 

Pour Salma, le désert était aussi beau et inatteignable qu’une image dans un miroir. Là où s’invente la solitude, disait Adrian, on ne peut s’aventurer. C’est inutile. Cela ne sert à rien.

– Tu n’as jamais rêvé d’explorer les sables et les pierres, d’aller jusqu’au lac de sel ou jusqu’à la mer Rouge?

Adrian évita de répondre et dévia la conversation vers ces vieux alchimistes arabes qui, affirmait-il, avaient réussi à concentrer toutes les fragrances.

– Ils étaient plus magiciens que chimistes, il me semble.

Salma s’allongea sur le dos, les mains sous la tête, ses mollets nus sur les cuisses de Adrian et fit mine d’être extrêmement attentive. Elle sentit une goutte de sueur perler entre ses seins.

Adrian hésita un instant, puis s’enhardit

– Si tu es curieuse du désert, il te faut connaître cette histoire.

Salma ferma les yeux et respira profondément l’air poisseux de l’oasis. La voix et l’accent de Adrian la caressaient comme un onguent.

– On raconte qu’il y a plus de mille ans Théodose le Myroblite, saint homme, pieux, vivait enfermé dans le désert comme si le désert était son monastère. C’était aux temps des Pères, des ermites et des miracles. Théodose avait marché loin dans les sables jusqu’à trouver un creux de rocher pour l’abriter, des épineux pour le protéger des animaux et un trou d’eau à quelques parasanges de là pour y emplir sa cruche une fois par semaine. Que mangeait-il ? On l’ignore. Ce que lui rapportait sa prière. Ce que Dieu voulait bien lui envoyer, par l’entremise des pèlerins. Souvent, lorsqu’il entendait de loin les voix des visiteurs se rapprocher, il s’enfonçait plus avant dans l’immensité, se cachait pour qu’on ne le trouve pas, et on ne le trouvait pas. Les intrus laissaient alors le pain, la robe de laine ou le flacon qu’ils avaient apporté devant l’abri du moine. Toute la journée, Théodose priait. Le désert résonnait de ses murmures, vibrait de ses oraisons.

Adrian marqua une pause. Les jambes de Salma étaient brûlantes et comme liquides sur les siennes. Au loin, derrière les palmes, le désert était un monde de dragons. Un groupe d’insectes minuscules voletaient dans l’ombre longue des dattiers. Salma imagina le goût douceâtre, fin et profond des fruits orangés à l’automne. Leur matière molle. Elle réclama la suite de l’histoire.

« Petit à petit, poursuivit Adrian, Théodose avança sur le chemin de la Sainteté ; il avança si loin que (c’est du moins ce qu’écrivent les chroniqueurs) il devint absolument fou. Fou d’une rare folie. Il buvait du sable, mangeait des cailloux et prêchait aux buissons. Il tomba évanoui devant la beauté d’une fourmi ; il l’appela sa reine, son amour. Il convertit les vipères et les nuages par d’infinis discours qu’il tenait nu, allongé sur le dos : les vipères se laissaient flatter comme des brebis et les nuages formaient des cercles blancs et parfaits. Un jour, alerté par un autre ermite, l’évêque fit le voyage depuis la ville pour voir de ses yeux les miracles de Théodose. Quand il parvint, épuisé, au refuge du Saint, celui-ci courait en tous sens d’un buisson à l’autre, comme possédé ; il criait « Le parfum ! Le parfum ! » Il s’arrêtait un instant puis reprenait sa course folle en criant toujours « le parfum ! Le parfum ! » et ce pendant plusieurs heures. L’évêque eut beau l’interroger, ce fut sa seule réponse. Théodose le Myroblite finit par s’enfuir loin dans le désert, et personne ne le revit jamais. »

Salma observait avec appréhension un syrphe, immobile et obstiné, à un mètre de hauteur, qui paraissait la défier. Adrian la rassura, ce n’était qu’une mouche déguisée en guêpe. Absolument inoffensif.

Adrian attrapa la cruche en terre et versa de l’eau glacée sur les jambes de Salma avant de s’en asperger lui-même la poitrine.

Salma ne put s’empêcher, une fois le diptère éloigné, de regarder loin devant, vers les sables, comme si elle cherchait à apercevoir, au sommet éblouissant des dunes, le spectre de Théodose.

« – Encore aujourd’hui, reprit Adrian, lorsqu’on passe près de la grotte de l’ermite, le visage tourné vers l’est, on ressent sa présence. C’est là. C’est la seule compagnie dans la solitude, le seul indice d’une humanité. On marche et soudain on croit sentir un parfum de rose. Au milieu du désert. Un parfum indistinct de rose, comme si on se promenait dans une roseraie fantôme ; puis la rose se fait plus épicée, devient profonde… On est caressé par un vent qui n’existe pas, un vent qui porte des effluves de cèdre lointain, de girofle. On se retourne, on ne voit rien. Il n’y a rien que le sable et le mirage miraculeux des parfums. »

Adrian caressait le ventre de Salma ; il trempait un doigt dans l’eau et traçait des cercles de fraîcheur sur la peau de la jeune femme.

Salma essaya d’imaginer un flacon capable de contenir tous ces instants, toutes ces sensations. L’essence de l’oasis c’est le mirage, se dit-elle et cette pensée fugace s’évapora dans la chaleur humide de midi, dans le chant du muezzin et le vrombissement infini des insectes.

Très vite, alors que Adrian se levait pour remplir à nouveau la cruche d’argile, Salma se laissa aller au frêle sommeil de la torpeur heureuse.